Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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vendredi 19 avril 2024

La Vérité sur les femmes - The Truth About Women, Muriel Box (1957)

Lorsque son gendre vient à lui avec une triste histoire d'une relation malheureuse et la conviction que toutes les femmes sont impossibles à aimer, le vieux Sir Humphrey Tavistock le remet tranquillement sur le droit chemin en lui narrant de vieilles anecdotes sur ses amours passés

The Truth about women est une œuvre s'inscrivant pleinement dans la démarche féministe d'une grande part de la filmographie de Muriel Box. Elle fut une des rares réalisatrices du cinéma britannique durant les années 50/60, s'imposant à force de volonté dans ce milieu masculin et condescendant à son égard. Elle a derrière elle une longue carrière de scénariste, contribuant à quelques belles réussites où elle met déjà en lumière de beaux personnages féminin comme The Brothers de David MacDonald (1947) et surtout Le Septième voile de Compton Bennett (1945), un des grands succès populaires du cinéma britannique de l'époque (et Oscar du meilleur scénario), produit au sein du studio Gainsborough. 

Elle épouse Sydney Box en 1935 et l'ascension de ce dernier dans les hautes sphères du cinéma britannique (il deviendra le président du studio Gainsborough à la fin des années 40 puis fondera sa compagnie London Independent Producers) va contribuer à assouvir ses ambitions de réalisatrice. Il dirigera 13 films entre 1949 et 1964, sans forcément rencontrer de véritable reconnaissance critique ou même de bénéficier de solidarité féminine puisque Jean Simmons la fera remplacer sur le tournage de Si Paris l'avait su (1950) et Kay Kendall tentera sans succès de faire de même pour Simon and Laura (1955). Après des premiers films adaptés de pièces de théâtre, elle oriente plus spécifiquement sa filmographie sur des thèmes féministes comme The Passionate Stranger (1957), Rattle of a Simple Man (1964) et donc The Truth about women.

Le film s'ouvre sur le courroux d'un mari venu chercher son épouse réfugiée chez ses beaux-parents après une querelle. Le tempérament trop indépendant de sa femme lui semble impossible à gérer, et il va falloir une leçon de vie de son beau-père, Humphrey Tavistock (Laurence Harvey), pour s'apaiser et faire évoluer sa vision du monde. Le film devient ainsi une sorte de récit à sketches où Tavistock va narrer ses amours malheureuses passées, chaque histoire constituant une fable et situation différente sur les entraves imposées aux femmes. Comme tout film à sketch, c'est très inégal et d'autant plus ici que les histoires les plus longues sont largement les moins intéressantes. Parmi les ratages manifeste on peut signaler la seconde histoire où, nommé diplomate en Turquie, Tavistock tombe amoureux d'une jeune femme vendue en esclave à un sultant pour son harem.

Les clichés racistes et les dialogues désobligeants sont légion dans une Turquie arriérée dont l'esthétique fleure bon le conte des Mille et Une Nuits. Muté à Paris après cette mésaventure, Tavistock plonge cette fois dans les pires poncifs du vaudeville avec amant caché sur le balcon, mari jaloux adepte du duel et femmes vénales (symbolisée par Eva Gabor) se mariant pour l'argent et entretenant ensuite la bagatelle avec leurs amants. Une belle image de la France et un drôle de film féministe, se dit-on à ce stade - un autre plus court segment tout aussi lourd mettra en boite les Américaines.

En revanche dès que l'on s'éloigne de cet "exotisme" rebattu, le film trouve sa voie. Le sketch d'ouverture montre le long chemin à parcourir pour Tavistock lorsqu'il tombera amoureux d'Ambrosine (Diane Cilento), jeune femme moderne vivant seule, adepte de la conduite en voiture effrénée et suffragette. Tavistock sous le charme ne peut cependant franchir le pas de ce qu'attends de lui Ambroisine suite à sa demande en mariage : vivre en union libre un an avant de franchir le pas. Notre héros n'a que des arguments sociaux et machiste à opposer à cette demande, refusant d'être entretenu par sa compagne et craignant le regard des autres quand il devra présenter celle qui vit avec lui sans être encore son épouse légitime. Ces œillères et des circonstances malheureuses vont donc les séparer. Plus tard Muriel Box orchestre un délicieux moment romantique lorsque Humphrey va se trouver coincé dans un ascenseur avec Helen (Julie Harris) jeune femme peintre en route pour se marier. L'espace confiné devient un lieu de confidence, de rapprochement et de coup de foudre saisit avec délicatesse dont les deux étrangers ressortent amoureux et prêt à se marier. Havelstock ruiné découvre alors la dévotion faite femme avec une Helen lui offrant des instants de bonheur dans le plus grand dénuement matériel avant que le sort vienne de nouveau frapper.

L'ultime sketch est aussi le plus ouvertement engagé, lorsque Humphrey en couple avec l'infirmière (Mai Zetterling) l'ayant soigné après-guerre voit le mari dont elle est séparée lui intenter un procès et lui réclamer une somme indécente pour réparation. Le récit est moderne est captivant, opposant une vision où la femme est un bien dont on se dispute la propriété et celle la laissant libre de ses choix de vie, le tout sous le regard inquisiteur du tribunal et de la société. Dès que Muriel Box traite son récit sous un angle intimiste, sociétal et plus spécifiquement anglais, c'est très original, touchant et réussi. Mais les quelques segments ratés tombent à l'inverse dans le cliché grossier et paradoxalement dans le machisme. Une qualité qui traverse cependant tout le film est le brio formel de Muriel Box. Le film est vraiment un régal pour les yeux, la direction artistique est somptueuse, notamment la partie française avec son esthétique Belle Epoque et ses superbes compositions de plan. La campagne anglaise dans la partie "Ambrosine" est là aussi magnifiquement capturée, le tout dans l'écrin chatoyant de la photo bariolée de Otto Heller. Très inégal donc mais pas inintéressant.

Sorti en bluray anglais chez StudioCanal et doté de sous-titres anglais

mardi 16 avril 2024

La Lettre inachevée - Neotpravlennoe pismo, Mikhail Kalatozov (1959)

Quatre géologues partent en expédition au cœur des forêts de Sibérie, à la recherche d'un gisement de diamants. Le petit groupe explore sans relâche terres et rivières. L'automne arrive et les vivres commencent à manquer , il leur faut rentrer. Mais au moment du retour, les éléments de déchaînent et ils doivent affronter les pires difficultés.

Après l’immense succès de Quand passent les cigognes (1957), La Lettre inachevée en poursuit la veine stylisée et lyrique, constituant une sorte de chaînon manquant plus méconnu d’une trilogie qui s’achèvera avec le non moins somptueux Soy Cuba (1964). Le pivot de cette série de films est la collaboration étroite entre Mikhaïl Kalatozov et son directeur photo Sergueï Ouroussevski, dont l’approche avant-gardiste et romanesque élevèrent Quand passent les cigognes à des hauteurs vertigineuses.

La Lettre inachevée est l’adaptation d’une nouvelle de Valeri Ossipov, que Kalatozov va refaçonner de manière à prolonger le geste esthétique de Quand passent les cigognes. La nouvelle s’inscrit en effet dans une logique de film de propagande, dans un courant appelé la "prose documentaire" où l’abnégation, l’instinct de survie et le sens du sacrifice du groupe de géologues célèbrent un haut fait destiné à rendre toute sa grandeur à l’Union Soviétique. L’incipit écrit du film fonctionne selon cette logique, mais cet aspect ne demeurera qu’un fil rouge lointain parasité par la puissance des images. Si le tournage au cœur des forêts et plateau sibériens est pour l’équipe technique une épreuve comparable à celle traversée par les personnages, le film s’éloigne de l’approche documentaire que l’on aurait pu attendre. Plutôt que de faire des repérages en amont de décors naturels correspondant à la nouvelle puis d’y poser leurs caméras, Kalatozov et Sergueï Ouroussevski procèdent différemment. Ils vont sous forme de dessins visualiser les images et séquences que leur inspire le récit, de manière libre et sans réflexion sur la faisabilité de leurs idées. C’est seulement passé cette étape que les décors seront choisis, selon leur correspondance à cette vision préétablie du film.

La première partie du film voyant les quatre géologues Sabinine (Innokenti Smoktounovski), Tania (Tatiana Samoïlova), Andreï (Vassili Livanov) et Sergueï (Evgueni Ourbanski) mener et réussir avec courage à mener leur mission correspond à cahier des charges de propagande. Forts de leur courage et détermination, ils plient cette nature sauvage à leur volonté pour parvenir à trouver des gisements de diamants. L’imagerie est glorieuse et impressionnante dès le sidérant travelling aérien arrière les montrant tout sourire sur la lande sibérienne désertique, prêt à en découdre. S’ils ne touchent pas au but immédiatement, la mise en scène se plaît à les voir surplomber et dominer cet espace dans de somptueuses compositions de plan, puis s’y immerger afin d’en extraire à tout prix la précieuse manne recherchée. Les fondus enchaînés où s’entremêlent flammes incandescentes avec les corps et visages des aventuriers en mouvements, à l’unisson dans l’effort commun, travaillent une symbolique puissante. Néanmoins dans ce schéma viennent s’intercaler les questionnements plus intimes du groupe. La lettre que rédige Konstantin Sabinine à son épouse Vera se baigne d’un lyrisme hypnotique où se croisent le présent songeur et chargé d’espoir à travers le visage de Sabinine, et par un nouveau, long et suspendu fondu enchainé le passé avec le souvenir des adieux du personnage à sa femme. On comprend que Sergueï souffre d’un amour non réciproque pour une jeune femme que l’on pense lointaine mais qui s’avère être Tania, dont il observe douloureusement l’harmonie avec Andreï. 

Ces maux ne dévient pas notre groupe de son objectif, même si Kalatozov les entrechoquent lors d’une scène troublante. Laissés seuls à explorer la terre d’un trou fait au sol, Tania et Sergueï voient leur promiscuité soudainement prendre une tension sexuelle inattendue. Le bruit du pilonnage du sol par Sergueï se poursuit alors que ce dernier à interrompu sa tâche pour regarder Tania avec l’ardeur d’un désir brûlant, le martèlement étant désormais celui de son cœur qui envahit la bande sonore. Cela rappelle les prémices de la scène de viol de Quand passent les cigognes durant le bombardement, mais sans son issue tragique. Tania parvient à dissuader Sergueï de ses intentions, et peu après débusque enfin les diamants. Les passions individuelles ne semblent pas avoir prises sur le grand projet collectif, ce que semble appuyer le réalisateur par un nouveau moment d’emphase, lorsque Tania et Andreï traversent ivre de joie une nuée d’arbustes pour annoncer aux autres la grande découverte. Le montage fluide de cette course éperdue, l’harmonie entre les mouvements de grue et les travellings majestueux accompagnent ce triomphe total, et affirme la puissance de cet idéal.

C’est précisément à ce moment que Kalatozov choisit de tout faire s’écrouler, de laisser la nature reprendre ses droits et de faire muer le film en un éprouvant récit de survie. La virtuosité filmique sert désormais la chute de l’Homme face à cette espace indompté, à souligner sa petitesse dans ce grand ensemble. La cavalcade héroïque et kamikaze de Sergueï parmi les flammes sidère, à la fois pas la folie désespérée du personnage, mais aussi celle de l’équipe du film semblant avoir pris tous les risques – Ouroussevski ayant malgré sa tenue ignifugée prit feu pendant la prise, se plaindra que son plan soit gâché par les tapes reçues pour l’éteindre. Il est captivant de constater le contraste faisant que pour souligner la dominance de la nature sur les personnages, Kalatozov use d’artifices rendant ce cadre de plus en plus stylisé et irréel. Les ravages d’un incendie font par moment basculer l’esthétique dans le conte, avec ces silhouettes en ombres chinoises encerclées de branches calcinées. Ces mêmes silhouettes se dessinent minuscules dans le lointain durant les pénibles avancées dans des plans d’ensemble frisant l’abstraction. On a parfois le sentiment de se trouver sur une autre planète face à l’âpreté insaisissable et la démesure des paysages. Les caprices des éléments emprisonnent les protagonistes par leur bascule soudaine (la neige et l’hiver se manifestant en une nuit, un blizzard à la griffure palpable), et les rares accalmies ne les en laissent pas moins exsangues face à un horizon hostile et sans fin, désespérément désert.

Les tourments étouffés par la cause commune dans la première partie seront ceux qui décimeront le groupe dans la seconde. Le « sacrifice » de Sergueï masque sans doute un suicide inavoué face à un amour inaccessible, le sacrifice d’Andreï est tout aussi ambigu, entre volonté de sauver la mission, ne pas être un fardeau pour les survivants et plus particulièrement Tania. Cette dernière sans son homme perd peu à peu de sa volonté de vivre et s’éteint sous les froids polaires. Finalement tous les disparus ont perdu concrètement ou symboliquement l’objet de leur affection dans le cadre de cette odyssée, et le seul qui s’accroche avec rage est celui dont l’aimée l’attend au-delà de ces steppes infernales. On renoue en définitive avec l’espérance ardente et irrationnelle des retrouvailles tout comme dans Quand passent les cigognes

C'est à cela qu'il faut s'accrocher quand l'esprit perd pied et fait surgir l'illusion d'un futur dont on ne sera plus - magnifique séquence onirique où Konstanine entrevoit "Diamantville" conçue grâce à sa carte. La nature sans rien perdre de sa brutalité reprend donc peu à peu des contours naturalistes pour suivre l’ultime marche solitaire de Konstantin, Kalatozov nous réservant encore son lot d’images proprement stupéfiantes comme les plans larges de traversée du fleuve où l’on constate qu’elle est bel et bien effectuée par l’acteur. 

Les quasi un an de tournage se ressentent bien à l’écran, tout en incitant à la stupéfaction tant le Kalatozov évite à chaque instant le « confort » d’un filmage sur le vif pour toujours concevoir des séquences extrêmement élaborées – et parfois improvisée, l’équivalent d’une grue de filmage fut fabriqué sur place pour le fameux plan d’ensemble sur le fleuve, ainsi que la séquence finale. La Lettre inachevée transcende à la fois la commande propagandiste, et le risque de démonstration technique, pour ne devenir qu’un récit acharné d’amour et de survie, avec en point d’orgue et récompense les yeux de Konstantine à bout de forces qui s’ouvrent. Il est bien vivant. 

Sorti en bluray français chez Potemkine

lundi 15 avril 2024

The Love Eterne - Liáng Shānbó yǔ Zhù Yīngtái, Li Han-hsiang (1963)


 Zhu Ying-tai est une jeune femme qui désire aller à l’école pour garçons de Hangzhou. Ying-tai se déguise en garçon pour y aller. Elle fait la rencontre d’un autre étudiant du nom de Liang Shan-bo. Ils deviennent tout de suite amis.

Avant l’avènement du wu xia pian et du film de kung fu à partir du milieu des années 60, les fresques historiques ainsi que les films musicaux adaptés d’opéras chinois constituent les succès commerciaux majeurs de la Shaw Brothers. Dans ce registre, le réalisateur Li Han-hsiang va s’avérer un véritable maître, s’assurant les faveurs du public et de la critique en permettant notamment une reconnaissance internationale avec The Enchanting Shadow (1960) et La Reine diabolique (1963) en compétition au Festival de Cannes, et Yang Kweì fei, The Magnificent Concubine (1962) qui remportera la Grand Prix de la Commission Supérieure Technique à ce même festival de Cannes en 1962. Chacun de ces films s’inscrit dans une profonde tradition chinoise, induite par leurs dialogues en mandarin, et par le fait d’adapter des contes traditionnels ou de proposer une relecture romanesque de grandes figures historiques chinoises - l'histoire de l'impératrice chinoise Wu Zetian dans La Reine diabolique, celle de la vie de Yang Kwei-Fei, concubine de de l'empereur Ming Huang dans The Magnificent Concubine. L’impact culturel de ces œuvres sera immense, notamment sur un tout jeune Tsui Hark qui en offrira des relectures iconoclastes avec Histoires de fantômes chinois (1987) adaptant le même conte que The Enchanting Shadow, et The Lovers (1994) reprenant quant à lui la légende des amants papillons adapté dans The Love Eterne.

Si Histoires de fantômes chinois (et par extension Green Snake (1993) adapté aussi d'un conte chinois et déjà adapté en 1962 par la Shaw Brothers avec Madam White Snake de Yueh Feng) est une véritable réinvention des thèmes et de la dynamique de The Enchanting Shadow, The Lovers s’inscrit davantage dans le sillage de son glorieux aîné même si grandement modernisé. Les amours tragiques des amants papillons sont datés du IXe siècle et connus de tous les Chinois, à travers de multiples adaptations dont notamment scéniques, parti-pris que va choisir la Shaw Brother en produisant un film musical. Le tournage entièrement en studio assume ainsi une « artificialité » prolongeant volontairement ce passif scénique. Pratiquement tout le film déploie de longues séquences qui, dans le fond et la forme, sont représentatifs d’acte d’opéra. Li Han-hsian privilégie ainsi des plans d’ensemble évoquant autant une profonde inspiration picturale classique dans les compositions de plans, qu’un héritage théâtral volontaire par la manière d’installer les personnages dans le décor. La profondeur de champs y est absente et les protagonistes y déambule uniquement horizontalement.

Tout cela contribue faire de l’univers du film un espace étriqué scellant le couple formé par Zhu Yingtai (Betty Loh Ti) et Liang Shanbo (Ivy Ling Po) à son destin funeste, mais aussi un cocon où pourront s’épanouir innocemment leurs amours. Cette différence est marquée par les séquences au sein de la demeure familiale de Zhu Yingtai, se déroulant essentiellement dans cet intérieur contraint. La rencontre entre Zhu Yingtai se fait au contraire en « extérieur », nouant leur amitié initiale à ciel ouvert en leur faisant effectuer ensemble le chemin vers l’école où ils suivront leurs études ensemble. L’espace clos de l’école revêt une ouverture plus prononcée vers l’extérieur (la fenêtre en fond de cadre durant les scènes de classe) et les pièces rattachées à une certaine intimité comme les chambres ne sont plus un lieu de fuite ou de bouderie envers le joug paternel, mais justement ce cocon des retrouvailles et confidences plus intimes pour le couple qui s’ignore.

Il s’agit peut-être d’un respect historique de l’agencement de ce type pièce, mais toujours est-il que la disposition de la chambre de Zhu Yingtai au sein de l’école est en partie proche de celle au sein de la demeure familiale, permettant au réalisateur d’en jouer selon un mimétisme inversé. Chez elle Zhu Yingtai est isolée (la mère ne pénétrant pas dans la chambre durant la scène d’ouverture, et les servantes maintenant une certaine distance malgré la complicité avec leur maîtresse) en tant que femme soumise. Dans l’école, Liang Shanbo ignorant son sexe féminin s’immisce au sein de cette chambre, parfois dans son lit, et dessine une promiscuité progressive dans différents moments de vie qui libère les émotions féminines de Zhu Yingtai paradoxalement grimée en homme. 

Le doute et l’ambiguïté nourrissent les sentiments naissant durant ces moments intimes, qui amplifie l’émotion lorsque le « couple » fera le trajet inverse. Il ne manque que la révélation de l’identité de Zhu Yingtai pour expliciter le lien s’étant mué de l’amitié fraternelle à l’amour, à travers le dialogue et les multiples allusions infructueuses de Zhu Yingtai, et des éléments de décors soulignant l’atmosphère romantique. L’ultime et tragique interaction du couple se fera dans la maison de Zhu Yingtai et refermera tout le carcan des conventions sur eux en renouant avec le dispositif du début de film. En plus de ces éléments purement topographiques, la bascule se fait aussi par l’évolution de la photo de Tadashi Nishimoto, de plus en plus sombre et crépusculaire, rompant avec l’aspect bariolé et chatoyant initial.

Dans la grande tradition de l’opéra chinois, les deux rôles sont interprétés par des actrices, ce qui invite à une inévitable relecture queer du film. Cela se justifie par notre regard moderne, mais Li Han-hsiang compose un récit profondément naïf (le sentiment trouble naissant de Liang Shanbo restant globalement très allusif, la situation davantage que ses réactions suscitant ce trouble), dépourvu de l’espièglerie dont jouera plus explicitement Tsui Hark dans sa version (ou pour le coup un homme et une femme jouent leurs sexes respectifs). La poésie et la répétitivité envoutante des dialogues chantés assument une expressivité corporelle et dialoguée profondément démonstrative de la moindre émotion. L’ambivalence n’a pas sa place dans l’espace diégétique du film, mais est tout à fait possible à postériori de façon extradiégétique – Tsui Hark jouant sur les deux tableaux dans son remake. 

Ivy Ling Po, véritable star spécialisée dans les rôles masculins (et dont la carrière déclinera quand elle voudra revenir à des rôles féminin) oscille ainsi entre posture profondément masculine et une vulnérabilité plus androgyne et insaisissable dès que les sentiments se révèlent. Betty Loh Ti est tout aussi brillante, tour à tour espiègle et revêche en jeune fille, retenue mais ardente en « homme », et enfin aimante et passionnée en devenant une femme amoureuse. La conclusion est un sommet de romantisme tragique dont la franche bascule dans le fantastique et l’onirisme laissent s’exprimer des images d’une beauté inoubliable. Un classique qui n’a pas volé son statut. 

Sorti en bluray hongkongais et pour les parisiens projeté au Forum des images dans le cadre de la rétro Portrait de Hong kong

samedi 13 avril 2024

Désirs de bonheur - Time Out of Mind, Robert Siodmak (1947)


 Kate Fernald, servante de la riche famille Fortune, s'éprend du fils de Christopher, l'enfant prodige promis à une carrière toute tracée dans la marine. Alors qu'il revient blessé de son premier voyage en mer, il décide de consacrer sa vie à la musique, et de fuir à Paris avec l'aide de Kate pour y apprendre le piano.

Désirs d’amour est pour Robert Siodmak une incursion dans le genre peu familier pour lui du mélodrame. Il freinera d’ailleurs des quatre fers lorsque le projet lui sera proposé, à la demande de l’actrice anglaise Phyllis Calvert qui souhaitait absolument travailler avec lui pour son premier rôle hollywoodien. Le film est adapté du roman à succès Time Out Of Mind de Rachel Field publié en 1935, mais tardera à entrer en production alors qu’entretemps L’Etrangère d’Anatole Litvak (1940) d’après la même autrice est un grand succès commercial. Le moment est donc peut-être passé au moment où se fera Désirs d’amour, que Siodmak accepte finalement de faire grâce à une substantielle augmentation de salaire d’Universal. 

Le récit est relativement convenu, ou du moins n’exploite pas pleinement le potentiel de certains éléments (la relation fusionnelle entre Christopher et sa sœur, la figure sévère du père disparaissant trop vite). Cependant, le brio formel de Siodmak rend Désirs d’amour très exaltant esthétiquement. Le poids des traditions et de l’héritage auquel se soumettre se ressent dès les premières images à travers les vues de ce domaine somptueux surplombant la mer en ces terres de Nouvelle-Angleterre. Les visions se font tour à tour quasi gothiques, oniriques ou oppressante dans leur faste pour signifier la prison dorée que constitue ce lieu pour Christopher (Robert Hutton) fils de marin empêché dans ses aspirations de musicien. La tardive révélation de sa principale source d’inspiration artistique nous est révélée assez tôt par l’image, le temps d’une somptueuse composition de plan voyant l’ombre songeuse de Christopher face à la mer tandis que la fidèle Kate (Phyllis Calvert) le rejoint. L’atmosphère maritime poétique bercée du bruit lointain du ressac, ainsi que le regard aimant et dévoué de Kate sont tout ce dont a besoin Christopher pour composer mais il ne le sait pas encore.

Il ira donc se perdre au loin, à Paris, dans les excès alcoolisés et les amours malheureuses pour revenir des années plus tard sans avoir accompli son destin. Robert Hutton n’a pas tout à fait le charisme requis pour ce rôle torturé, mais qu’à cela ne tienne, Siodmak surmonte cet écueil par sa mise en scène flamboyante. La séquence du premier concert est une merveille d’équilibre entre notes de musiques fuyantes, regard subjectif flottant de Christopher et compassion de Kate, l’échec se dessine à travers les effets de flou, les plans en plongée écrasant Robert désarticulé sur son piano. 

Kate est la seule à s’interposer dans l’entreprise d’autodestruction de son aimé, par une dévotion surhumaine. Phyllis Calvert retrouve en partie ici l’emploi de ses grands personnages de victimes dans les mélodrames en costumes de Gainsborough (The Man in grey (1943), L'Homme fatal (1944), La Madonne aux deux visages (1945), mais retourne la vulnérabilité de ces derniers en force émotionnelle motrice qui endurera tout tant que son homme ne se relèvera pas. Il y a un travail intéressant sur le décor du domaine, dont les intérieurs se délestent de leurs meubles au fil de la déchéance de Christopher mais qui se faisant libère ce dernier du poids de son héritage et de ses démons. Dès lors, l’espace physique et sonore se vident et lui laisse entendre la mer, et également enfin voir et regarder celle qui l’a porté à bout de bras quelles que soient les circonstances. 

Siodmak revisite l’esthétique de ses films noirs dans le travail sur les ombres de la photo de Maury Gertsman, qui magnifie la direction artistique de  John DeCuir et Bernard Herzbrun dans de somptueux décors oscillant entre une luxuriance très concrète ou une dimension plus abstraite et mentale. Il y a quelques mouvements de caméra réellement impressionnants qui accompagnent toutes ces approches, notamment celui suivant l’avancée déterminée de Kate cherchant à préserver l’harmonie du second concert de Christopher, cette fois confiant et épanouit. Phyllis Calvert excelle vraiment pour incarner cette alliance de force et de douceur, ce roc qu’est la femme derrière le grand homme aux pieds d’argile. Désirs d’amour est réellement une preuve de la maestria de Siodmak qui transcende les scories du film (qui sera un échec commercial) en le réhaussant thématiquement par sa beauté plastique. 

Sorti en bluray français chez Elephant Films

mercredi 10 avril 2024

Haunted School - Gakkô no kaidan, Hideyuki Hirayama (1995)


 C'est la veille des vacances d'été. Alors que la petite Mika se promène dans la cour de son école, un ballon rebondissant tout seul semble lui indiquer un chemin ; elle le suit, jusqu'à ce que dernier entre dans une aile de l'école fermée depuis des années... Une légende dit que cette partie du bâtiment est hantée par un fantôme nommé Hanako. Sans aucune nouvelle de la fillette, Aki, sa grande sœur, décide de partir à sa recherche. Arrivée sur les lieux, elle y rencontre trois garçons, et leur demande leur aide pour retrouver sa petite sœur... mais, à peine entrés dans l'école, nos quatre bambins se retrouvent pris au piège, enfermés avec d'étranges fantômes qui vont leur jouer bien des tours...

Gakkō no Kaidan est la première itération cinématographique d'une très fameuse franchise de l'horreur et du fantastique japonais des années 90. Il s'agit au départ d'une série d'ouvrages de Toru Tsunemitsu, un professeur qui se plaisait à conter à ses élèves des histoires de fantômes. Ce loisir ludique évolue en voyant les récits de Tsunemitsu passer de légendes urbaines locales à des histoires plus spécifiquement centrées autour de l'établissement scolaire, alimentés par les histoires inventées par les élèves entre eux. Cette somme va être couchée sur écrit et faire l'objet de plusieurs recueils dont le premier est publié en 1990, et qui va rencontrer un grand succès. En 1994, une première mini-série de six épisodes est produite avant que le studio Toho lance cette version cinéma réalisée par Hideyuki Hirayama. 

Les livres et bien sûr le film participent à un mouvement voyant le folklore fantastique japonais s'inscrire dans l'ère moderne par un travail de préservation et de réinvention. Le mangaka Shigeru Mizuki avec son manga Kitaro le repoussant, puis ses dictionnaires des yokais (dans lesquels il répertorie, revisite les yokais traditionnels tout en en inventant de nouveaux) initie ce phénomène dans les années 60 et rend donne une dimension pop, familière et accessible au grand public (et plus précisément le jeune public) à ce bestiaire. L'autre élément reposera sur la dimension de légendes urbaines qui inscrit cette tendance dans le quotidien et marque l'essor de la j-horror dans de nombreux films, séries télévisées anthologiques. 

Dès la scène d'ouverture Gakkō no Kaidan témoigne de cet héritage par une séquence à la fois ludique et inquiétante, voyant un malheureux se faire approcher puis happer par un spectre à coup d'appels téléphoniques (qui évoque l'introduction du Scream de Wes Craven (1996) le fantastique en plus)). Cette entrée en matière s'avère être une histoire qu'un groupe d'écoliers se racontent sur les fantômes qui hanteraient l'ancienne écoles abandonnée qui jouxte la leur. Différentes circonstances amènent plusieurs enfants à être piégé le temps d'une nuit dans le fameux bâtiment, et de les confronter à des phénomènes surnaturels bien réel.

La structure du film est au carrefour de plusieurs influences. On pense dans un premier temps à une sorte de version pour enfant du célèbre House de Nobuhiko Obayashi (1977). Mais alors que ce dernier est un pur prolongement filmique des idées les plus folles de son auteur, dont la logique interne naît du seul inconscient, Gakkō no Kaidan avance davantage selon une formule. Le film est donc moins imprévisible et extravagant, apparaissant comme une variation japonaise des production Amblin des années 80, notamment par l'aspect spectaculaire et pyrotechnique des effets spéciaux. Les situations frisent donc constamment une horreur plus dérangeante et malsaine sans jamais y tomber, le plaisir reposant avant tout sur les dispositifs et les situations mises en place par Hideyuki Hirayama.

Le travail sur le visible et l'invisible s'articule d'abord en développant ce monde parallèle des esprits, d'abord par les histoires puis par des éléments insidieux jouant sur des objets. Un artefact semble rompre la frontière entre les mondes dont les différences semblent plus poreuses. Hirayama use d'objets familiers dont le mouvement semble surnaturel avec ce ballon aux rebonds étranges intriguant une fillette, les raccords en mouvements et arrière-plans inquiétants participes à ce glissement grâce à une caméra tour à tour omnisciente ou subjective. Une fois piégé dans l'ancienne école, cette porosité passe par les miroirs reflétant un outre-monde angoissant et en définitive c'est l'architecture, la topographie même du lieu qui acquiert des proportions insaisissables. Les pièces s'agrandissent, rétrécissent, glissent et deviennent de plus en plus difficiles à distinguer.

Il y a parfois des idées inexploitées mais ayant exercé leur influence (la salle de musique et son orchestre démoniaque, idée réutilisée récemment dans le manga Dan Dadan), d'autres assez géniales mais pas totalement poussées à leur paroxysme comme la salle de classe à l'envers. Les effets spéciaux, entre numérique balbutiant, stop-motion, créatures oscillantes entre monstre tokusatsu et body-horror, sont très réussis et offrent des situations extravagantes à souhait même si la dimension de film pour enfant freine le tout avant la bascule plus inquiétante (les mains happant un jeune garçon au sol). Les personnages sont assez archétypaux tout en restant attachants, dont un personnage de professeur immature lié au passé de l'ancien bâtiment. Il manque donc un petit quelque chose pour faire du film un classique, mais c'est une belle réussite néanmoins qui rencontrera un immense succès au Japon. Trois suites (sorties en 1996, 1997 et 199) et d'innombrables spin-off seront produits dans la foulée, dont une série d'animation au début des années 2000. 

Sorti en bluray japonais

mardi 9 avril 2024

Silent Running - Douglas Trumbull (1972)

Dans le futur, la Terre a été dévastée par la guerre et les catastrophes. Tout ce qui reste de la faune et de la flore a été préservé dans l'espace, à bord de serres gigantesques arrimées à des vaisseaux spatiaux orbitant autour de Saturne. A bord du «Valley Forge», un des appareils de la flotte, quatre hommes sont chargés de veiller sur les serres. Quand, un jour, arrive l'ordre de détruire la cargaison et de rentrer sur Terre, un des membres de l'équipage, le professeur Lowell, se révolte. Il veut sauver les plantes et les animaux de son vaisseau.

Douglas Trumbull avait fait sensation pour les prouesses réalisées sur les effets spéciaux de 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Promu génie à tout juste 26 ans lors de la sortie du film, Trumbull décide donc de se lancer dans une carrière de réalisateur qui sera malheureusement une longue suite de frustrations avec de nombreux projets avortés et seulement deux films signés. Sa renommée se fera ainsi de nouveaux par ses innovations en termes d’effets visuels sur certains classiques (Rencontre du troisième type de Steven Spielberg (1978, Star Trek, le film de Robert Wise (1979), Blade Runner de Ridley Scott (1982)), mais aussi dans la révolution qu’il apporte aux conditions de projection par certains procédés de son invention comme le ShowScan. 

Au-delà de ce talent d’ingénieur, Trumbull était aussi un réalisateur visionnaire comme le montre cet inaugural Silent Running. Le film anticipe ainsi l’urgence écologique actuelle, imaginant une planète terre délestée de sa faune et sa flore, et l’humanité forcée d’artificiellement la reconstituer au sein d’immense serre déployée dans l’espace. Non seulement le postulat est en avance sur son temps pour les conséquences(à l’instar du tout aussi alarmiste Soleil Vert de Richard Fleischer (1973)), mais aussi l’observation d’une certaine d’indifférence face au péril. Lowell (Bruce Dern), sorte de garde-forestier spatial en charge de préserver les serres fait face à l’inconscience de ses compagnons, conditionnés à une terre sans verdure, une nourriture industrielle sans goût et voyant en Lowell un illuminé. Trumbull matérialise par ce microcosme le mépris d’hier et d’aujourd’hui sur ces questions, Lowell représentant lui un pur cas d’anxiété écologique.

Dès les premières scènes la bêtise et la connivence du groupe s’illustre avec Lowell seul d’un côté, en harmonie avec cette nature reconstituée tandis que les autres s’adonnent à une course de véhicules dans les espaces vides du vaisseau. La rencontre entre les deux entités témoigne du mépris du groupe pour le havre de paix de Lowell et ce qu’il représente, en foulant de leurs engins la verdure fragile. Tous les échanges et dialogues à suivre ne feront qu’appuyer cette première impression. Les séquences spatiales bénéficient évidemment d’effets spéciaux sidérants encore aujourd’hui, mais la symbolique qu’y insère Trumbull fait oublier la prouesse technique. Les serres sont comme des anomalies ajoutées à l’architecture du vaisseau, une ultime parcelle organique s'accrochant à l'acier désincarné, et tout comme Lowell est seul dans sa préoccupation écologique en intérieur, cette nature préservée semble une étincelle de vie isolée dans l’immensité obscure de l’espace. 

Lorsque l’intérêt commercial va primer sur la préservation de la nature et amener détruire les serres, ce sera l’écart de trop pour Lowell qui va franchir la ligne rouge. Désormais seul voyageur à bord, il va lutter entre la culpabilité d’un geste fatal et la conviction d’avoir eu le comportement juste. Bruce Dern seul à l’écran pratiquement toute une moitié de film est impressionnant, oscillant entre douceur et folie douce. La complicité entretenue avec les robots (au design aussi fonctionnel qu’anthropomorphique) exprime à la fois la solitude profonde du personnage, mais dans un sens le prolongement d’une préoccupation écologique ne pouvant se poursuivre que par l’abnégation d’êtres artificiels plus responsables que l’humanité – préfigurant le Wall-E (2008) produit par les studios Pixar. 

C’est une manière de scruter la santé mentale vacillante de Lowell à travers une atmosphère schizophrène. Trumbull nous laisse de cette manière sur un constat à la fois pessimiste et optimiste pour l’humanité. D’un côté, on considère presque comme un fou et illuminé le lanceur d’alerte, mais de l’autre son message est destiné à traverser le temps et l’espace malgré la folie des hommes. Un vrai beau classique SF, à la fois intemporel et inscrit de manière charmante dans son époque avec la bande-son flower power marquée par les mélopée folk de Joan Baez.

 Sorti en bluray français chez Wild Side

dimanche 7 avril 2024

Chaos - Coline Serreau (2001)


 Malika, une jeune prostituée, est agressée sous les yeux passifs de Paul et de Hélène, un couple de bourgeois conventionnel. Prise de remords, Hélène retrouve la jeune femme à l’hôpital où elle gît dans le coma et décide de s’occuper d’elle, abandonnant mari et fils. Mais les proxénètes qui ont agressé Malika ne renoncent pas…

Coline Serreau est une réalisatrice dont la filmographie a le constant souci de coller voire de précéder les questionnements sociétaux de son époque. La réussite n’est pas forcément toujours au rendez-vous comme avec la fable écologique La Belle verte (1996), mais la prise de risque est constamment à saluer. Le trio amoureux de Pourquoi pas ? (1977) bouscule ainsi le modèle classique du couple et de la famille dans un cadre plus normé et moins machiste que Les Valseuses (1974), Trois hommes et un couffin (1985) expose une face plus tendre de la masculinité, Romuald et Juliette (1989) réunit de façon moderne un couple mixte tandis que La Crise (1993) témoigne des angoisses intimes et collectives de notre monde moderne. Dans nombre de ces films, Coline Serreau observe les mues des relations homme/femme sous des angles toujours audacieux et novateur. Chaos est dans la pleine continuité de ce cursus, même si sa raison d’être tient initialement d’un désir d’émancipation technique pour la réalisatrice.

Après la lourde logistique de la production à gros budget que fut La Belle verte, Coline Serreau ressent le besoin d’un tournage plus libre pour son film suivant. C’est l’époque, en cette fin des années 90, où apparaissent les premières caméras numériques et que des mouvements cinématographiques tels que le Dogme95 frappent des grands coups avec Festen de Thomas Vinterberg (1998) et Les Idiots de Lars von Trier (1998). Sans être aussi radicale et contrainte que le Dogme, la méthodologie, l’approche formelle et la dynamique du tournage vont donc évoluer grandement dans Chaos. Cette modernité frappe d’autant en redécouvrant le film aujourd’hui à travers des thèmes qui, s’ils n’étaient pas absents des débats à sa sortie, sont désormais bien plus au centre des discussions depuis le mouvement Me Too. L’esthétique crue induite par l’imagerie numérique et la mise en scène frontale de Coline Serreau se conjugue ainsi à une approche tout aussi agressive des sujets sensibles abordés par le film. 

De sa brutale entrée en matière (Malika agressée sous les yeux passifs du couple Paul/Hélène) à l’ironie mordante de ses scènes introductives (Paul (Vincent Lindon) esquivant la visite impromptue de sa mère (Line Renaud), et Hélène (Catherine Frot) vivant la même situation humiliante avec son fils Fabrice (Aurélien Wiik), Coline Serreau dresse une vision globale et cinglante de la normalité du patriarcat. Ce mélange habile entre regard social plus ciblé de ce patriarcat et constat sociétal plus universel permet à Chaos d’esquiver toutes les possibles accusations de racisme. Il y a le temps d’un éprouvant et long flashback de Malika (Rachida Brakni) le prisme culturel et religieux à travers l’islam du patriarcat, dans lequel l’héroïne et plus généralement les femmes sont toujours les victimes et perdantes. Parallèlement, les moments de comédie grinçante suivant le désagrégement du couple bourgeois Paul/Hélène, mais la trivialité des amours juvéniles de Fabrice, témoigne à une échelle différente de cette désinvolture masculine. Paul, indifférent de son épouse, obnubilé par son métier, confirme dans le quotidien le manque d’empathie affiché lors de la scène d’ouverture – et un machisme exprimé durant un monologue abject sur son rapport au désir. Plus le récit avance, plus ce mimétisme s’accentue et met en place la rébellion de ses figures féminines, notamment le refus de l’assignation aux tâches ménagères de Zora, jeune sœur de Malika, et Hélène de retour dans son foyer. 

Si la gravité se dispute à la satire pour traiter de ce patriarcat ordinaire selon les milieux et culture, le versant thriller avec la problématique de la prostitution est cette fois la manifestation d’un asservissement littéral et barbare de la femme. Le processus de marginalisation, de séduction, d’assujettissement moral et physique de Malika suit une logique cruelle et implacable qui marque durablement. La profonde noirceur de ces moments est contrebalancée par une candeur et des mécanisme plus romanesque assumée (les machinations sexuelles et financières de Malika), mais reposant avant tout sur une profonde affirmation et croyance dans la sororité. 

Cette sororité transcende les clivages de classe dans la touchante relation Hélène/Malika, cette dernière reconnaissant la solidarité de la femme qui l’a aidé davantage que la bourgeoise qui l’a abandonnée à son sort. Les femmes de tous âges font à leur échelle front face aux manquements des hommes, punissant les plus vils et invitant les autres à se remettre en question sans jamais tomber dans la misandrie. Vincent Lindon est à ce titre bien plus nuancé et intéressant que dans ses récents et trop systématiques emplois de chevalier blanc. Catherine Frot est épatante également mais la grande révélation reste Rachida Brakni, impressionnante d’intensité et de détermination. Elle pose les mots les plus crus et affirmés sur les maux illustrés par Coline Serreau, rend palpable la teneur du message qui grâce à sa prestation ne se perd jamais dans la facilité. Chaos est un film choc dont le propos coup de poing s’avère encore plus moderne aujourd’hui qu’à l’époque de sa sortie. 

Sorti en bluray chez Tamasa